Maurice Druon - Mémoires de Zeus - 6/ Le Désert ou la chaîne

La Dame qu'on ne nomme pas, la noire Humeur, conseils d'Océan

Après ces longs évènements qui me prirent plus d'un an, je fus attiré - ne me demandez pas pourquoi - par l'autre fille de Déméter, celle qu'elle eut de mon frère Poséidon, la Dame qu'on ne nomme pas. Elle n'était pas la Mort qui a son nom et son Dieu; Thanatos, frère de Sommeil, ni la Parque pourvoyeuse, ni le royaume que gouverne Hadès. La Dame est tout autre. Elle est principe de négation, elle est la mort dans la vie et la vie dans la mort. Elle étiole la pensée et pourrit la joie, le désir, le vouloir sur l'arbre de l'âme.

L'Aube des Dieux

La Dame préside à ce désert de l'âme, auquel vous ne pouvez donner un nom précis et que vous désignez par la Noire Humeur ou "Mélancolie". Cette tristesse qu'elle me communiqua et m'envahit totalement.

Note: Mélancolie vient du grec "kholê", bile, et "melas", noire. Ce mot renvoie ainsi directement à la théorie des humeurs d'Hippocrate :
Pour lui, le corps est constitué de quatre humeurs : la lymphe, le sang, la bile jaune et la bile noire.
Ainsi, la mélancolie, littéralement "bile noire", est l'état de tristesse profonde et vague.

Les Jours des Hommes

Personnage mélancolique - Vase grec

Mais la mélancolie a toujours son origine dans un mécontentement de nous-mêmes dont il nous faut découvrir la raison; c'est un reproche que nous avons à nous faire qui lui ouvre la porte. Avant l'enlèvement de Perséphone, je n'avais eu à livrer que des combats contre des forces extérieures. Or Perséphone était ma création et son mariage ma propre décision. Je ne pouvais donc nier ma responsabilité prépondérante.

Une nuit, je vis un renflement courir sur la mer. C'était mon oncle Océan qui s'assit sur la grève, près de moi. Il me demanda la cause de ma peine. Exposant le cas de Perséphone, il me répondit que l'affaire étant réglée, il n'y avait plus lieu d'en faire souci. Je pensai donc que c'était l'amour de plusieurs Déesses qui me perturbait, tout en pensant de plus aux deux filles d'Océan que j'avais aussi délaissées.

Avec une grande largeur d'esprit, Océan reprit que ce n'était pas mes maitresses qui causaient ma solitude, que je pouvais en avoir d'autres et même reprendre celles antérieures. C'était donc la faute à la Dame qu'on ne nomme pas, lui dis-je. Mais non me répondit Océan, la Dame est un effet, mais pas la cause. Mais quelle était alors la cause ? Calmement Océan me dit que c'était de n'avoir plus de père (Cronos) et de l'avoir enfermé au Tartare. "Désormais, tu portes l'héritage et en supporte seul le poids" ajouta-t-il.

Mais existait-il un remède au mal qu'il me faisait découvrir . "Fais des fils avec une compagne ou plusieurs, tu as eu déjà des filles, tu retrouveras tes forces avec de jeunes Dieux qui vont pousser." me conseilla Océan.

Après la Mélancolie, Nuit d'Aphrodite, Délire de soi et Solitude

La Mélancolie étant à l'âme ce qu'est l'hiver pour les champs, elle tue, mais permet aux nouveaux germes de lever. Ainsi, ayant médité les paroles d'Océan et cessé d'attacher mon regard à ma propre contemplation, je vis deux Déesses assises, l'une au bord des cieux, l'autre sur un sommet de la Terre. La première était ma tante Aphrodite qui jouait négligemment avec sa ceinture de lumière, l'autre était ma soeur Héra qui caressait un paon. L'une et l'autre feignaient d'être absorbées dans leurs pensées, mais m'observaient à la dérobée.

Alors que j'échangeais un regard avec Aphrodite, je vis sa robe de nuée bleue transparente ne laissant rien ignorer de ses formes parfaites. Dernier astre du matin, elle semblait dire "Ce que tu rêves aux heures nocturnes, tu peux l'étreindre sur moi, dès l'Aurore. Il te suffit d'oser". Comme je me levais pour la suivre, je vis le beau front et le regard émouvant de ma soeur Héra et je différai de rejoindre Aphrodite.

Je m'activai toute la journée, tant et si bien qu'on chuchotait que Zeus avait retrouvé la joie. Mais au soir venu, Aphrodite apparût de l'autre côté du ciel, avec sa robe rose plus tranparente qu'au matin, parée de sa ceinture cousue de scintillantes paillettes. Elle était assise sur son lit vespéral, les seins nus dans le ciel, et me souriait. Elle semblait me dire de venir la rejoindre là où elle pourrait me dispenser l'ivresse et le repos.

Je n'ai pas connu dans toute mon amoureuse carrière de nuit plus épouvantable. Elle parlait sans cesse, d'elle-même uniquement. Elle posait des questions dont elle n'écoutait même pas les réponses. Elle savait ce que je désirai, -l'Amour ne se trompe jamais - une Déesse dont la splendeur augmenterai mon pouvoir sur mes sujets. Et elle avait résolu de n'appartenir qu'à moi.

Je la croyais prête à exaucer pareil souhait, quand elle parla de son père. En fait elle parla d'héritage, dont les autres avait été comblés sauf elle, qui toutefois ne désirait que les pierres de la demeure détruite d'Ouranos; les émeraudes, les saphirs, les rubis, et autres; améthyste, lapis, topaze et le diamant qui cristallise la lumière elle-même. Je convaincs de lui laisser ce souvenir et cela vous coutera fort cher.

Je m'attendais qu'elle n'aurait plus d'autres pensées que l'Amour et d'ailleurs elle dénoua sa ceinture. Puis laissant choir sa robe, elle affirma être l'Anadyomène, ainsi sortie des eaux. Comme je l'admirai, une autre pensée lui vint, cette fois en souvenir de la mer; l'Huitre. je ne voyais pas pourquoi la lui refuser avec cette belle perle blanche qui était pareille à ses dents. Ainsi aucune Déesse, ne pourrait l'égaler. Et elle commença une interminable comparaison avec les Déesses, soulignant les imperfections des unes et des autres. Et elle conclut par une nouvelle demande, celle désormais d'être la seule. Elle savait que je ne pourrais jamais trouver désormais plus beau désir qu'elle. Elle serait l'Aphrodite Pandémos (du désir vulgaire) ou l'Aphrodite Nicéphore (porteuse de victoire) ou Vénus Génitrix (mère d'enfants) ou à ton choix Aphrodite Porné (celle qui offre son corps) mais encore l'Aphrodite Ouranienne (de l'amour pur, sublime, céleste).

Moderne Aphrodite

Je restais inquiet et même épuisé. Mon désir le plus cher était de m'en aller. "Quoi", me dit-elle, en Aphrodite Outragée, "en toute une nuit, le roi des Dieux ne m'a même pas possédée !". Mais descendant l'escalier de nuages, je lui lançai par-dessus l'épaule, "On ne peut être deux à se vouloir le premier".

On s'est quitté courtoisement et ceux qui disent qu'on aurait formé un couple heureux, n'ont qu'à regarder la vie de mon fils Héphaistos qui l'épousa et les innombrables amants qu'elle eut. Elle ne désire que des Rois à condition qu'ils deviennent ses esclaves. Quand elle se fait femme, regardez les Hélène, Pasiphaé ou Phèdre, quand elle séduit les Rois voyez les Ménélas, Thésée, Marc-Antoine ou Justinien. Elle s'offre au capitaine, au poète, à l'orateur, au scribe, au gladiateur, à l'aurige, au bouvier, et même au taureau, n'est-ce pas Minos ? Ce matin-là, je rentrai sur l'Olympe la mine grise et jamais ma soeur Héra ne voulut croire à la vérité.

La Journée d'Héra , le destin grec, projets pour l'Olympe

D'Héra je ne vous ai pas dit grand-chose si ce n'est que rejetée des entrailles de Cronos elle avait été recueillie par notre grand-mère Gaia et confiée à Océan et Téthys qui l'avait élevée. Sur l'Olympe, elle écoutait chacun sérieusement, elle n'avait rien réclamé dans le partage du monde, n'aidait personne, bien que se levant très tôt.

Elle a de lourds cheveux noirs qu'elle dénoue et laisse dérouler jusqu'au reins. Mais n'était-ce pas voulu afin que je la surprisse ainsi ? Comme je remontais sur l'Olympe, de chez Aphrodite et là trouvant là sur le seuil, je lui proposai de descendre nous promener chez les hommes. Elle marchait à mon pas d'une même foulée, nous pouvions regarder le pays environnant, et nous pouvions causer.

La Grèce ne ressemblait pas exactement à ce qu'elle est aujourd'hui, en particulier à cause des méfaits des Géants. Déjà la Grèce offrait ce mélange de douceur et de pathétique, la montagne tragique et la plaine apaisée, l'éperon stérile et le vallon verdoyant. L'interpénétration partout de la terre et de l'eau, du roc agressif et de la mer fluide. La Grèce est à la mesure de l'homme dont elle a la forme d'une main, et plus précisément, elle est la "mesure" de l'homme.

Cette chose m'apparût clairement ce jour d'avant printemps où je me promenai avec ma sœur Héra.Il fallait qu'on soit deux et que l'on s'accorde sur cette pensée. Héra avait méticuleusement appris entre autre auprès de Mémoire et Thémis, mais aussi de Métis la Prudence, certes mes premières maitresses dont elle parlait avec justesse et révérence. Elle savait tout de mes travaux et en discernait les raisons.

Et c'est là que je choisis définitivement l'Olympe comme demeure définitive. Héra m'approuva car elle aimait l'Olympe et ce large amphithéâtre de sommets se prêtait parfaitement aux assemblées divines."Enfin" dit-elle "si tes projets concernent l'homme, l'Olympe est le lieu pour veiller à l'achèvement de l'oeuvre inachevée d'Ouranos. Nous pourrions l'aménager et y donner des fêtes qui témoigneraient de ta grande puissance".

Zeus et Héra - Gravure - BNF

Dans l'euphorie de la marche, je ne relevai pas ce premier "nous" tant il fut dit avec naturel. Sur la plage, un pêcheur faisait griller sur des braises le poisson qu'il venait de prendre.

Les quatre piliers de la vie, le pêcheur heureux

Un feu allumé au bords du rivage, ce sont les quatre éléments qui font l'amour ensemble, si plaisant au regard des Dieux. Je vous ai déjà dit que lorsque deux forces se combinent, elles s'annihilent en une troisième et nouvelle. Vous en avez déduit que le Nombre était la Triade. Mais ici je vous révèle qu'il faut quatre forces pour assurer la perpétuation de la vie.

La connivence avec Héra était telle que nous nous approchâmes du pêcheur sous forme humaine et en nous tenant la main. Il nous offrit de son poisson. Il avait le sable, la mer dont il avait tiré le poisson, les braises et la brise, il était le roi absolu des quatre éléments; Le pêcheur nous remercia et lui demandant pourquoi, puisque c'est nous qui lui devions gratitude, il répondit: "J'ai pu contempler deux êtres jeunes, beaux, joyeux et unis par l'amour et que vous m'avez comblé."

Pour le remercier et honorer cet instant partagé à quatre; Héra, Zeus, l'Amour et le pêcheur qui avait transformé l'instant en réalité visible, je lui octroyai d'être le "pêcheur heureux", et lui offrait une bonne santé du corps et de l'âme afin qu'il se sente profondément "Etre".

La source sous les pins, le coucou, l'engagement

Cette nuit-là j'offris à Héra les "étoiles", c’est-à-dire de partager ma céleste puissance. En quittant le pêcheur, nous sommes allés dans un bois de pins où coulait une source. Héra souhaita s'y baigner comme si l'eau et la femme établissaient des connivences ainsi que l'homme et le feu.

Comme je regardai ses formes superbes prometteuses de plaisir et d'enfants vigoureux, j'eus envie de disparaître. Frissonnante au soir couchant, alors qu'Aphrodite apparaissait, Héra s'adressa aux pins, mais ceux-ci se firent complices. "Attends-le et montre ta patience" lui murmurèrent-ils. Elle s'assit songeuse, sachant que son destin se jouait-là.

Puis un coucou frileux et grelottant se posa devant elle. Elle prit l'oiseau et le mit entre ses seins pour le réchauffer. Aussitôt je repris ma forme virilement divine. Mais Héra garda ses mains serrées et dit "Crois-tu mon frère moqueur que je ne t'avais pas reconnu ?". "Tu grelottait bien trop pour la saison et pourquoi avoir choisi le coucou, lui qui est si persévérant pour appeler sa femelle et qui l'abandonne après l'avoir apparié, au point qu'elle doit aller pondre dans le nid des autres oiseaux ?"

Zeus répondit qu'il avait choisi un oiseau volage pour qu'elle puisse le piéger. "Dès que je t'appartiendrai, je ne pourrai plus me déprendre de toi." Affirma Héra, loin des pensées d'Aphrodite qui m'avait soutenu que, moi, je ne pourrai plus me déprendre d'elle. Héra reprit "Je sais que d'autres Déesses te séduiront, tu es le roi du Jour et de la lumière et on réclamera ton éclat. mais n'accorde aux autres que les heures diurnes et conserve moi tes nuits. Je ne te demande rien, que de me garder toujours." Et je lui répondis "Toujours", formant le plus bel engagement dans la joie, conforme au conseil d'Océan qui disait sagement "Prends une compagne".

Héra et le coucou-Zeus - France Clavet

Les noces divines, les quatre termes du Destin

J'appelai Iris et elle invita les Dieux à mes noces. J'écartai les nuages pour que les hommes pussent d'en bas nous contempler. Tous arrivèrent; Faunes, Dryades, Naïades, Océan, Téthys et leurs innombrables enfants, Nérée et Doris et soixante seize Néréides, Amphitrite, la soixante dix septième, au côté de Poséidon et des génies marins, l'aveugle Hadès guidé par Perséphone, Rhéia notre mère en habit de deuil.

Sous l'éclat du char du soleil nous avançâmes, Héra et moi, tandis que les Muses unissaient leurs voix. Parée de blanc, Héra avançait tenant d'une main une rose grenade des épousailles et de l'autre un sceptre d'ivoire surmonté d'un coucou qu'elle avait apprivoisé. A ses côtés se tenait son paon familier éployant la roue de son plumage.

J'avais ceint ma couronne d'or, portait au poing le faisceau de foudre, l'aigle de royauté était posé sur mon épaule. Les Saisons et les Grâces nous faisaient cortège, les nymphes répandaient des fleurs, les Hespérides apportaient une pleine corbeille de pommes d'or. Héra entourée de mes filles qu'elle chérissait, montrait qu'on épouse le passé de celui à qui l'on s'unit.

Les Dieux furent surpris de voir arriver une reine belle, majestueuse, éclatante de bonheur et d'un même élan se levèrent pour l'acclamer. J'indiquai pourtant à Athéna d'occuper l'autre place à côté de moi, tenant la lance et l'Egide afin de montrer que j'entendais raison garder.

Thémis s'approcha et me demanda si j'avais bien promis à Héra de la garder pour toujours comme compagne et j'acquiesçai, sauf si la Loi si opposait. Mais Thémis répondit que c'était mon engagement qui faisait la Loi. Puis elle interrogea Héra de la même manière et conclut devant les Dieux qu'ils étaient témoins de notre union. Nous venions également d'inventer le mariage fait de deux consentements et du témoignage public.

Les Rois de la terre se réjouirent avec nous et offrirent des sacrifices de bœufs gras ou de moutons à l'épaisse toison. L'hydromel coulait dans les premières coupes d'argile des hommes et l'ambroisie chez les Dieux et les têtes des hommes et des dieux commençaient à tourner.

Ce soir-là, combien de baisers et de serments échangés devant les sources et les buissons. Je rêvais d'un fils robuste, inventif et laborieux, travaillant à mes côtés aux œuvres du feu et de la forge et j'avais là l'image déjà d'Héphaistos, tandis qu'Héra rêvait d'un fils beau, conquérant, dominateur, aux victoires nombreuses et son ardeur à le concevoir fit naître Arès le Dieu des batailles.

Souhaitant aussi une fille qui présiderait aux fêtes à venir, cette image forma celle que nous allions nommé Hébé, Nos rêves de Naissance, Fête, Labeur et Guerre, formeraient les quatre piliers du Destin. Au soir je cherchai le triple regard d'Hécate qui m'approuvait. Tandis que les hommes et les Dieux chantaient encore nous nous retirâmes vers le vaste lit d'or et la nuit éploya, telle la roue du paon, les milliards d'étoile dont Héra devenait la souveraine.

Héra et Zeus - Annibale Carracci - Palais Farnèse - Rome

Hommes, ne craignez pas mes repos auprès d'Héra, car je reviendrai vous conter la suite de mon histoire qui est la vôtre.

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